« Vous savez pourquoi, nous autres, les Polonais,

« Vous savez pourquoi, nous autres, les Polonais, on a les yeux bleus ? » lança Tadeusz pour finir. « C'est pour que nos parents nous reconnaissent quand on remonte de la mine. »
Le soir, en revenant de la carrière, j'emmenais Tadeusz au Tropique, avec la bande. C'était des discussions interminables sur la guerre dont nous sortions, sur les grèves, sur l'avenir. Tadeusz n'était pas comme les autres, je crois que c'est pour ça que nous sommes devenus amis. On ne l'entendait presque pas. Il avait toujours le nez dans un petit carnet où il griffonnait toutes sortes de dessins avec un gros crayon de bois. La première fois, je lui ai demandé : « Qu'est-ce que tu écris ? » « Oh, rien ! J'écris pas, je dessine. » Il me montra son dessin en cours : un chat endormi sur une chaise. Je reconnus Mouchette, la petite chatte des voisins. « Et tu dessines quoi d'autre ? ». Il me regarda un moment, comme s'il se demandait si je m'intéressais vraiment à ce qu'il faisait. « Tu sais dessiner des gens ? » Il haussa les sourcils en inclinant légèrement la tête : « C'est le plus intéressant, les gens, mais je ne réussis pas toujours » répondit-il en souriant.
Il accepta de me montrer. Son père avait des lunettes rondes et une moustache toute fine, juste un petit trait au-dessus de la lèvre. Derrière les verres, ses yeux riaient. « Il est vraiment comme ça, ton père ? Il rigole ? » D'abord il hocha la tête, oui, oui, avant de murmurer : « Rigolait » sans rien dire d'autre. C'est à cette seconde-là que nous sommes devenus amis, quand il a ajouté : « Mais quand je le regarde, oui, il rigole toujours ». J'ai brusquement pensé à mon grand-père qui marchait parfois difficilement. J'ai demandé à Tadeusz : « Tu crois que tu saurais dessiner mon grand-père si je te montrais une photo de lui ? » « On peut essayer mais le mieux, ce serait quand même de le voir. »

(à suivre...)